Cinq Ans!
Maman déboule dans ma chambre. Elle a l’air bien énervée.
– Lève-toi, vite !
– Mais il fait encore tout noir dehors. J’ai froid.
Je suis trop bien sous ma couette avec Minnie.
– Non, non, remue-toi et file te débarbouiller.
– Mais QUOIOIOI, qu’est-ce qui se passe ?
Je crie parce que maman est déjà repartie. Je l’entends dans la cuisine. Elle remonte et m’explique :
– Tu vas avoir une longue journée.
– Mais j’ai pas envie.
Raison de plus pour rester dans mon lit.
– Et une longue journée, ça veut dire quoi ? Le soleil va pas se coucher ? Jamais vu ça.
– Non, ça veut dire que la journée va être importante pour toi.
Comprends toujours pas. Si !
– On va à la garderie des chiens ! On va adopter Pixou !
Fallait le dire tout de suite, tu parles que je me lève en quatrième vitesse ! C’est moi qui suis toute excitée maintenant. Maman tire une drôle de tête… Elle se pince les lèvres…
– Non, ce n’est pas ça.
Je sens mes yeux qui piquent.
– PIXOU, je veux PIXOU !!!
Maman essaye de me calmer et me prend dans ses bras. Je n’en veux pas et je la repousse. Maman se laisse tomber par terre. Elle me regarde avec des yeux tout tristes. Voilà, nous pleurons à deux. Tu parles d’une chouette journée. Pour me consoler, elle m’autorise à mettre mes nouvelles baskets roses avec Minnie dessus. Une fois que je suis habillée, elle m’installe sur ses genoux et m’explique :
– Tu vas rencontrer quelqu’un d’ESSENTIEL.
Encore un grand mot.
– Quelqu’un qui compte dans ta vie et que tu n’as plus vu depuis longtemps. Mais tu ne dois pas trop te réjouir. C’est très difficile à expliquer.
Elle n’y arrive pas et moi, je ne comprends toujours rien.
Nous allons prendre le tram. D’habitude, maman conduit sa Mini rouge. Mais aujourd’hui, comme c’est un jour spécial, nous allons un peu marcher. Ça nous fera du bien. Justine doit nous rejoindre là-bas. Ma grande soeur a laissé Hugo tout seul… Ça doit donc être vraiment très important. Ces deux-là, ils ne se décollent jamais. Je ne sais pas si c’était une super idée, mes baskets, j’ai froid aux pieds. Maman doit avoir la tête complètement à l’envers, ce matin. Mon bonnet est bien enfoncé sur ma tête, mes doigts gigotent dans mes moufles et je saute pour me réchauffer en attendant le tram. Les gens, à l’arrêt du tram, regardent maman d’un air méchant. Ils ont tous des grosses bottines et maman a mis ses bottillons avec de la fourrure toute rousse, comme le renard qui se promène dans le parc.
Nous descendons devant une GRANDE maison. Elle est très longue et les habitations autour ont l’air minuscule. Justine est là ! Je cours lui donner un gros bisou. Elle me prend dans ses bras et me serre fort. Elle a les yeux tout rouges. Encore une qui a pleuré ? Mais, ce jour spécial n’est rigolo pour personne. Je veux partir, retourner sous ma couette. Je veux être demain. Je ne veux pas de la journée spéciale. Maman et Justine me tiennent chacune par une main. Elles doivent me tirer parce que je ne veux pas aller dans cette grande maison toute triste. Justine sonne à la porte. Quelqu’un nous demande de nous présenter. Justine parle dans la sonnette. Derrière une petite grille, quelqu’un nous demande ce que nous voulons. Maman montre un papier. Nous venons rendre visite à Monsieur Lusky. Le Monsieur disparaît. De toute façon, je suis trop petite, je ne vois pas sa tête. Un autre monsieur arrive et nous ouvre. Nous entrons toutes les trois. La main de Justine tremble et elle me serre trop fort. Elle me fait mal. Je lui dis d’arrêter mais elle n’entend pas. Nous sommes dans un long couloir et nous devons passer une grille. Et encore une autre grille. Le monsieur nous dit d’attendre dans une pièce où il y a des chaises, une table et une toute petite fenêtre. Et encore une grille. Ce n’est même pas une vraie porte. Maman et Justine ne disent plus rien. Elles regardent la grille comme si un monstre allait arriver. Je suis sur les genoux de maman. Elle ne veut plus me lâcher.
– Tout va bien se passer. Tu dis juste bonjour au monsieur et puis tu ne le verras plus jamais.
– Alors je dis bonjour et au-revoir?
Nous attendons, nous attendons, nous attendons et hop, voilà le monsieur qui revient avec un autre monsieur. Je ne sais pas ce qui se passe mais j’ai tout de suite envie de vomir. J’ai mal au ventre. Je me plie en deux. L’autre monsieur s’assied en face de nous. J’essaye de le regarder sans me redresser mais je me tords le cou. Il est tout maigre avec des cheveux jaunes sales. Il a des yeux sans couleur. On dirait qu’ils ont trop pleuré et que toutes les couleurs sont parties. Il a l’air tout triste. Il a le dos tout rond. Son pull gris est trop grand. On dirait un pauvre oiseau. Je regarde Justine. Elle lui envoie des éclairs. Maman est toute droite, collée à la chaise. Elle ne dit rien mais elle l’observe. Elle ne baisse pas la tête. Tout d’un coup, je crois entendre un bruit. Ça vient du Monsieur. C’est un bruit tout doux. Puis, il répète plus fort. « Pardon ». Pourquoi il demande pardon ? Il n’a rien fait, il est assis tout rond. On dirait qu’il se ratatine encore un peu. Justine dit « Jamais ». Maman m’a appris qu’il fallait pardonner quand quelqu’un dit « pardon ». Justine a peut-être oublié. Elle n’habite plus à la maison. Il faudra que je lui rappelle mais là, j’ai trop mal au ventre. J’ai envie de sortir d’ici. Maman fini par parler.
– Ce sera la dernière fois que tu verras tes filles. Tu as fait trop de mal. Elles doivent grandir et t’oublier.
Le monsieur pleure. C’est qui ses filles ? Maman continue, elle n’arrive plus à s’arrêter. Tout son coeur se déverse sur le monsieur. Elle s’agite dans une langue que je ne comprends pas. Elle parle fort et de plus en plus vite. Justine ne capte rien non plus. Quand maman parle avec ces mots étranges, c’est qu’elle est vraiment très fâchée. J’ai envie de m’enfuir. Le monsieur ne bouge toujours pas. Il demande à partir. Le monsieur qui a les clés ouvre la grille et ils partent tous les deux. Le monsieur en boule a du mal. Il a ses jambes qui ne le portent plus très bien. L’autre doit l’aider à avancer. Une fois dans la rue, Justine hurle. On dirait un animal blessé. Maman me lâche la main et attrape sa grande fille dans ses bras. Comme elle est beaucoup plus petite, j’ai l’impression que c’est Justine qui la console. Je reste là, je les regarde. Mon ventre va mieux. J’ai faim.
– Qui c’était ce monsieur en boule ?
Maman se décide à lâcher Justine. Elle me regarde et comprend enfin.
– Tu ne sais pas qui c’est?
– Ben non, tu m’as pas dit.
Maman est toute embêtée. Elle nous invite à prendre un grand coca ! Ce sera peut-être une belle journée !
Je pêche une paille rose dans le grand pot. Maman m’autorise à choisir une pâtisserie. Avant le repas ! Bon, c’est décidé, je ne me pose plus de questions. Tout va à l’envers, aujourd’hui. Devant mon éclair au chocolat, maman me raconte une histoire bizarre :
– Le monsieur en boule, c’est ton papa.
– T’as dit quoi ? Mon PAPA ????? Mais, mon papa, c’est pas lui !
J’ai vu une photo de maman et papa quand ils étaient jeunes. Il avait des beaux cheveux blonds, des yeux bleus qui pétillent. Il n’était pas en boule. Il avait une belle chemise bleue, pas trop grande du tout. Ce papa là, ce n’est pas le mien. Je ne veux pas. Le mien, il est beau, il regarde maman gentiment. Maman a un bras autour de sa taille. Ils sont heureux et on voit des champs sur la photo, avec des coquelicots. Justine vient à mon secours :
– C’est vrai, c’est bien papa mais il faut l’oublier.
– Alors pourquoi on l’a vu ?
– C’est important pour tourner la page, dit maman. C’est comme un livre. Tu as fini l’histoire, tu fermes le livre. Quand ce n’est pas une belle histoire, tu n’as pas envie de la relire. Tu essayes d’oublier les images. Elles doivent sortir de ta tête. Avec papa, c’est pareil.
– Mais pourquoi, il a dit pardon et pourquoi Justine a dit non ?
– Il vous a fait du mal. Papa est en prison. Il a fait du mal à une autre petite fille. Le juge nous a donné l’autorisation de le voir pour lui dire au-revoir.
– Quelle petite fille ? C’est quoi un juge ?
J’ai trop de questions dans ma tête. Je ne sais plus par quoi commencer. Je veux manger mon éclair et boire mon coca. Je ne veux plus entendre parler du monsieur en boule qui n’est pas mon papa. MON PAPA, IL EST SUR LA PHOTO DANS LES CHAMPS !
Maman soupire. Justine sourit… Et moi, je mords dans mon éclair.
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