Le temps des rêves.

Dans cinq jours, Victor retrouvera ses parents pour leur grande escapade sous tente. Victor s’en réjouit, mais il n’a pas fort avancé dans ses démarches. Il se tâte toujours.

Par où commencer ? Il se décide à mener son enquête pour en savoir plus sur ce fameux Sphinx à tête de mort. Il doit savoir ce qu’il en est avant de prendre une décision. Mais le temps presse. Louise revient chaque jour à la charge. Il ne lui a pas parlé de sa découverte.

Comme elle n’a pas vu l’horrible insecte, elle ne comprendrait sûrement pas sa peur et risquerait de le traiter de froussard. Ce matin, Mamy est partie au marché ; c’est le moment de coincer Papy et d’avoir une discussion avec l’ancien chasseur de papillons. Comme il s’y attendait, son grand-père est installé sur la terrasse avec son journal. Dès que Mamy a le dos tourné, il en profite pour fumer sa pipe. Oh, Victor sait que sa grand-mère n’est pas dupe. On dirait que c’est devenu un petit jeu entre eux. La pipe doit être terminée et avoir eu le temps de refroidir avant son retour, sinon elle prend un air grave et lui parle d’un cancer qu’il se fiche d’avoir à son âge.

– Papy, je peux te poser une question ?

– Attends deux minutes. Je termine mon article sur les abeilles.

– D’accord, je t’apporte un jus de fruit ?

– Oui, merci.

Quand Victor revient, Papy a déposé son journal. Il tapote sa pipe contre le cendrier pour en faire tomber le tabac.

– Merci, mon grand, je t’écoute. Que veux-tu savoir ?

– C’est à propos des papillons.

– Ah ! Tu t’intéresses donc tant que ça aux papillons ?

– C’est surtout le Sphinx.

– Je vois. Écoute, tu n’aurais jamais dû le voir. C’était une très mauvaise idée de ma part de te montrer cette collection. Ton père avait raison. Je propose que nous

n’en parlions plus.

– Si, je veux savoir !

– Savoir quoi ? Il n’y a rien de bien amusant à raconter sur cet animal volant.

– Il est si dangereux ?

– Bien sûr que non, à part pour les abeilles. Les chauves-souris en raffolent. Mais je crois que tu n’aimes pas trop ces bestioles-là non plus.

– Non, elles sont bizarres.

– Tu les connais mal. Tu ne dois pas les juger d’après quelques légendes de bonnes femmes. C’est la même chose pour le Sphinx à tête de mort. Des tonnes

d’histoires circulent à son sujet qui font plus ou moins référence à la mythologie.

– C’est quoi, la mythologie ?

– Ce sont des croyances relatives à certains dieux. Les peuples anciens, comme les Grecs, les Égyptiens, les Amérindiens, avaient chacun leurs dieux. Ici, nous avons un seul Dieu, mais eux, ils en avaient un peu pour tout.

Le dieu qu’ils priaient pour que leurs cultures soient bonnes, un autre pour que leurs femmes aient des enfants, un autre encore pour que la foudre ne frappe pas leurs villages.

– Et qu’est-ce que le Sphinx vient faire là-dedans ?

– Des légendes disent que si tu vois un Sphinx à tête de mort au crépuscule, c’est de très mauvais augure, car il va visiter les gens la nuit et ceux-ci sont pris de terribles cauchemars et d’idées noires.

– Oups, et c’est vrai ?

– Non, ce sont des croyances anciennes.

– Qu’est-ce qu’il fait d’autre ?

– On raconte que c’est le messager de la mort. Il murmurerait aux sorcières les noms des personnes que la Grande Faucheuse doit emporter.

– Ça n’existe pas, les sorcières !

– À une certaine époque, les sorcières ont bien existé.

Mais, c’est un autre sujet. Ce qui renforce la crainte que les gens ont du papillon, c’est le bruit strident qu’il émet quand il est effrayé ou inquiet. Ça ressemble au couinement d’une souris. Avoue que ce n’est pas banal, pour un papillon. En plus, il est terriblement poilu, ce qui rend son aspect encore plus hideux. Mais, tu vois, moi, je le trouve magnifique. C’est l’agencement de ses tâches jaunes qui procure ce dessin de tête de mort sur son abdomen.

C’est tout de même une sacrée prouesse de la nature!

Victor ne partage pas vraiment l’avis de Papy. Il trouve ce papillon de plus en plus effrayant, et, si les peuples anciens l’associaient à la mort, ce n’était sûrement pas sans raison.

– Heureusement qu’ils vivent en Afrique !

– Tu te trompes, mon grand. En été, ils viennent en Europe. Ensuite, ils migrent dans le sud, en Asie et en Afrique. Tu pourrais très bien en voir ici.

Victor ne répond pas. Il devient tout blanc et les traits de son visage se crispent. Son grand-père se rend compte – une fois de plus, mais bien trop tard – qu’il est allé un peu loin dans ses explications. Il parle avec trop de passion et se laisse dépasser par ses paroles. Victor a l’air pétrifié. C’est vrai qu’il n’a que sept ans. À cet âge, un enfant est encore fort impressionnable. Décidément, cette histoire de Sphinx va finir par lui gâcher ses vacances.

Il doit vite le rassurer. Mais comment ? Rien d’amusant ne circule à propos de cet insecte. Il avait prévenu Victor.

Oui, mais c’est lui l’adulte, c’est donc lui qui doit se montrer raisonnable et apaisant. Victor est malheureux, assis sur sa chaise, les jambes serrées et les mains coincées entre ses cuisses, le cou plié et la tête en avant. Il s’est complètement refermé sur lui-même, et Papy s’en inquiète.

– Victor, ça va ?

– …

– Victor, tu ne dois pas avoir peur comme ça, voyons.

Papy s’en veut de plus en plus, et sa voix prend une tonalité trop grave. Il se creuse les méninges à la recherche des mots justes, ceux que Mamy trouverait pour consoler son petit-fils, mais il est vraiment trop maladroit.

– Victor, ce sont des bêtises !

– Non, il y a des gens qui le croient.

– Ce sont des légendes, des histoires inventées pour justifier la présence du papillon, rien de plus.

– Je ne te crois pas ! Papa avait raison.

Victor s’enfuit à toutes jambes laissant son grand-père penaud et empêtré dans ses mots d’adulte. Il court se réfugier à l’étang, même s’il sait que ce n’est pas l’heure de son rendez-vous avec Louise. Là-bas, il se sentira en

sécurité, loin de cet infâme papillon, messager de la mort.

En revenant des champs où Louise a cueilli des fleurs sauvages, elle aperçoit Victor se précipiter vers leur repère.

Son cœur palpite à tout rompre. Que se passe-t-Il ?

Son grand-père ne veut sûrement pas que Victor habite avec eux. Louise ne se décourage pas et est prête à se battre. Elle rentre vite et dépose le bouquet pêle-mêle dans un grand vase. Elle s’en occupera plus tard. Elle se précipite sur les traces de Victor et le rejoint en quelques minutes. Le petit garçon est en boule, la tête entre les genoux et il se balance au rythme de ses sanglots. Louise ne l’a jamais vu dans un tel état et elle est un peu perdue.

Doit-elle le déranger ? Les garçons n’aiment pas qu’on les voit pleurer. Tant pis, elle prend le risque. Louise est trop curieuse. Elle veut savoir à tout prix ce qui bouleverse son ami à ce pont. Elle s’agenouille à ses côtés et

pose une main sur son épaule. Le résultat est immédiat.

Victor s’arrête net et relève brusquement le visage en lui jetant un regard noir. Stupéfaite, la fillette recule brusquement, prête à pleurer à son tour. Il ne faut qu’un instant

à Victor pour se calmer quand il s’aperçoit que ce n’est pas son grand-père qui l’a suivi. Ses yeux s’adoucissent et il se couche dans l’herbe, l’air de rien.

Louise revient près de lui, et s’allonge à ses côtés.

– T’as parlé à ton grand-père ?

Victor est à mille lieues des préoccupations de son amie. Il faut qu’il atterrisse.

– Non, pas encore.

– Vous-vous êtes disputés ?

– Non.

– Ben, pourquoi tu pleures ?

– …

– Tu ne veux pas me le dire ?

Victor est honteux de sa réaction. Il n’a pas su garder le contrôle de lui-même. Ce ne sont que des papillons,

bon sang ! Pourquoi lui inspirent-ils une telle terreur ?

C’est certain, Louise va se moquer de lui.

– Tu sais, t’es pas obligé de me parler. On peut rester comme ça sans rien dire.

– Tu vas rigoler.

– Non, je ne me moque jamais de toi ! Louise a élevé la voix. Elle est vexée par l’attitude de Victor.

– Ce n’est pas ce que je veux dire. Bon, tu promets de ne pas rire ?

– Mais oui !

– D’accord, t’énerve pas. Je sais bien que tu es mon amie. Mais ce n’est pas facile à expliquer.

– C’est un truc de garçon ?

– Non, pourquoi tu dis ça ?

– Alors, je peux comprendre. Parfois, les garçons, ils ont des drôles d’idées. Quand mes grands frères discutent

entre eux, je n’arrive pas toujours à piger ce qu’ils disent. Ils sont trop compliqués.

– C’est parce que ils sont plus grands, et peut-être qu’ils le font exprès pour que tu ne les écoutes plus.

– C’est possible, dit Louise, songeuse. Bon, et toi, tu m’expliques ce qui t’arrive ?

– J’ai vu la collection des papillons de Papy…

– Oh, t’en a de la chance ! Moi, j’aimerais bien aussi les collectionner !

– Je sais, mais Papy, il n’a que des papillons de nuit.

– Oh, c’est dommage. Ils sont moins jolis.

– Non, certains sont vraiment beaux avec des taches orange foncé, comme des feuilles mortes.

– Tu crois que ton grand-père me les montrera ?

– Non, ça m’étonnerait. Il regrette déjà que je les aies vus.

– Pourquoi ? Il doit être super fier !

– Oui. Il les a presque tous attrapés lui-même en Afrique.

– Waouh, c’est génial. Je vais lui demander qu’il me les montre !

– Non, ce n’est pas une bonne idée.

– Mais pourquoi ?

– Bon… à cause du Sphinx.

– Le Sphinx ? Je croyais que c’était en Égypte. Ma cousine m’a montré des photos. Il est près des pyramides.

– Peut-être que ce n’est pas le même.

– Ben non, ce n’est pas un papillon !

– Celui-ci, il est spécial. Il est vraiment horrible.

– Affreux, comment ?

– Il a une tête de mort.

Ça y est, Victor a lâché le morceau. Il attend la réaction de Louise qui se fait attendre. Ça ne lui ressemble pas du tout. D’ordinaire, elle a réponse à tout.

– T’es sûr ? articule-t-elle d’une toute petite voix à peine audible.

– Oui, je l’ai vu. C’est un vrai monstre. Il a des poils et une tête de mort.

Cette fois, il est convaincu d’avoir impressionné Louise.

– Je t’avais bien dit que c’était atroce.

– Il doit être super laid…

– Oui.

– Mais pourquoi tu pleurais ?

– Parce que c’est un papillon qui annonce la mort.

– Mais non, c’est n’importe quoi. Personne ne sait annoncer la mort, alors un papillon !

– Si, ce sont des légendes.

– Ben, les légendes, ce ne sont pas des vraies histoires.

Ça sert juste à faire peur. C’est nul.

– Tu crois ?

– Le Sphinx, c’est bien ton grand-père qui l’a attrapé ?

– Oui. Il trouve que c’est le plus fameux de tous ses trophées.

– Ben, s’il l’a tué, le Sphinx, il se serait sûrement vengé.

– Comment ça ?

– S’il est copain avec la mort et qu’il sait tout, il aurait annoncé à ton grand-père qu’il allait mourir pour l’avoir

tué.

– C’est un peu tordu, ton truc.

– Tous les papillons communiquent entre eux. Ceux qui volent le jour et aussi ceux qui volent la nuit. Il aurait

sûrement eu le temps de prévenir un autre papillon.

– Peut-être…

– Sûrement. Et ton grand-père, il n’est pas mort et il a continué à chasser des papillons. Donc, c’est n’importe

quoi.

Victor n’avait pas songé à cette possibilité.

– T’imagines, si chaque fois que quelqu’un voit un Sphinx, il doit mourir ? C’est débile !

– Ouais, t’as raison. Mais si tu l’avais vu, je suis sûr que tu aurais aussi eu peur.

– Sans doute, il doit être terrible. Mais c’est un peu comme avec Halloween, quand on veut faire peur à tout le monde avec des masques de têtes de mort.

– Là, les gens savent bien que c’est un déguisement.

– T’as qu’à te dire que c’est pareil pour le Sphinx!

Hi-hi, ce serait rigolo. Tu imagines une fête Halloween dans le monde des papillons. Il serait le mieux réussi !

– Ah ah ah, ce serait trop drôle !

Et voilà les deux comparses évoquant des festivités de plus en plus improbables entre diverses espèces animales.

Finalement, Victor a eu raison de parler à Louise.