Extrait:

C’est fou, je n’en reviens pas ! Ma sœur fête ses vingt-cinq ans et son diplôme de sociologie. Waouh ! Je n’ai pas de mot pour exprimer ma fierté. Quel parcours, quelle réussite !

J’avais trois ans quand le ventre de maman a commencé à s’arrondir. Très intrigué par ce phénomène, je posais mille et une questions. J’avais déjà vu Dumbo et je savais donc que c’était la cigogne qui déposait le bébé à sa maman. Alors pourquoi maman grossissait-elle tant ? Mon esprit scientifique était un peu embrouillé. J’avais aussi très peur d’une explosion. J’ai dû être un gamin bien fatigant, mais j’étais surtout impatient. Depuis le temps que j’attendais un petit frère, il était grand temps qu’il arrive. J’avais tout préparé pour ce grand jour : mes Play mobil étaient d’un ordre impeccable, mes camions et voitures miniatures rangés avec minutie, mon château fort entouré des indiens. J’ai même accompli un geste énorme : je lui ai légué mon doudou. C’est vous dire mon excitation ! L’été était chaud, cette année-là. Maman n’en pouvait plus. Elle promenait son gros ventre en le soutenant de ses deux mains. Je lui tournais autour, la suivait pas à pas. Je voulais être là quand le bébé montrerait sa tête. Mais manque de chance, maman est partie à l’hôpital en pleine nuit. C’est ma tante Emma qui est venue me garder. J’étais furieux. Pourquoi m’avaient-ils laissé à la maison ? Dans combien de temps reviendraient-ils ? L’attente était insoutenable, interminable. Tatie avait beau essayer de me distraire, rien n’à faire. Je n’avais pas envie de jouer. Vous comprenez : mon frère allait naître ! Lorsque le téléphone a sonné, j’ai été le plus rapide. Mon père m’a annoncé d’une voix un peu aigüe que j’étais le grand frère d’une adorable Nora. QUOI ? Une fille ? Ce n’était pas du tout au programme ! Mes parents m’avaient pourtant averti que c’était Dame Nature qui décidait, je refusais de croire en une telle possibilité. Elle s’était plantée et allait rectifier son erreur rapidement. Résultat : j’ai boudé pendant deux jours, refusant d’aller rendre visite à ma mère. Bon, comme je constatais que tout le monde autour de moi était content, je me suis un peu calmé. Après tout, peut-être qu’elle serait quand même sympa et qu’elle serait d’accord de jouer avec moi. Arrivé à la clinique, j’avance d’un pas hésitant vers le lit d’où dépasse une tête minuscule à la tignasse toute noire. Décidément, Dame Nature avait vraiment perdu la tête. Moi, j’étais tout blond. Le bébé dormait profondément, ses mains toutes mini-rikiki près de son nez. Et là, le miracle s’est produit. En me penchant plus près, les yeux de Nora se sont ouverts. Deux grandes billes bleues me dévisageaient. J’ai senti une grosse boule d’amour au fond de ma poitrine et je me suis juré d’être un grand frère à la hauteur. Elle était tellement fragile, qu’elle aurait sûrement besoin de moi pour la protéger. Je ne croyais pas si bien dire…

Très vite, j’ai remarqué que mes parents étaient inquiets. Ils ne me parlaient pas ouvertement. Le soir, je les entendais chuchoter dans leur chambre. Souvent, ma mère pleurait. Mon père, quant à lui semblait avoir perdu son sourire. Heureusement, il était toujours partant pour une partie de foot ou une promenade en vélo. Je ne comprenais pas bien toute cette tension. Mes parents ne se disputaient pas. Non, mais quelque chose clochait. Des étrangers venaient à la maison et discutaient avec maman. À ces moments-là, elle m’envoyait dans ma chambre. J’avais beau coller mon oreille à la porte, le salon était trop loin. Cependant, une chose était certaine, Nora était au centre de l’attention de tous. Elle commençait à marcher, mais avait tendance à se cogner partout. Il fallait toujours être attentifs et ne rien laisser traîner, sinon elle risquait de trébucher. Moi, je pensais que c’était normal. Après tout, elle ne tenait pas encore bien debout. Elle devait s’exercer. Mais le temps a passé et les difficultés de Nora ont augmenté. Parfois, j’en avais marre. Elle ne riait pas à mes grimaces de clown. Elle ne répondait pas à mes gestes sauf si j’étais tout près d’elle. Bref, elle n’était vraiment pas rigolote. J’avais une sœur et je ne savais pas m’amuser avec elle. Un matin, j’ai entendu maman dire au téléphone que Nora ne saurait jamais rouler à vélo ou monter les escaliers. Elle devrait aller dans une école spécialisée. J’ignorais ce que cela voulait dire exactement, mais mon petit doigt me disait que la situation était grave. Ma sœur avait vraiment un gros problème. Je ne voyais pas comment je pourrais l’aider. Moi qui voulais la protéger, c’était mal parti. Bon, mais ma vie à moi dans tout ça ? J’étais là, moi et j’allais bien. J’avais de bonnes notes en classe, mon institutrice était contente. Parfois, j’avais l’impression d’être complètement transparent. J’en arrivais à piquer des colères pour attirer le regard de mes parents. Lorsque leurs amis ou de la famille venaient à la maison, leur seule préoccupation était Nora. Toutes les activités du week-end devaient être accessibles à Nora. Pour y échapper, j’ai demandé à aller aux louveteaux. Enfin un moment rien qu’à moi. Vous allez me prendre pour un monstre, tant pis. J’avais juste besoin de sortir, de voir d’autres enfants, de ne plus tout le temps entendre parler de Nora. Vous ne vous en rendez pas compte, mais tout à changé dans la maison. Il fallait peindre les murs avec des couleurs vives. Les canapés ne pouvaient pas être dans les mêmes teintes que les tapis et la table basse. À cette époque, nous partagions encore la même chambre. J’ai pu sauvegarder mon espace intact, après de nombreuses négociations. Bref, j’avais à la fois la sensation d’étouffer et celle d’être invisible.