Extrait:
Natacha
Aussi loin que mes souvenirs remontent, elle a toujours été près de moi. Nous avons partagé tant de bons moments. Natacha et moi, c’est une longue histoire d’amour. Je l’ai cajolée, dorlotée, bercée. Je lui ai raconté des histoires, emmenée partout dans sa poussette rouge. Elle avait un sourire permanent sur les lèvres. Quelquefois, elle était triste, je la prenais alors dans mes bras et lui murmurais des mots doux à l’oreille. Je passais des heures entières à la peigner, même si ses cheveux étaient courts et crépus. C’était la plus belle et la plus fidèle des amies. Quand j’étais malheureuse, elle était là et, à son tour, elle me consolait. Elle avait en réserve des anecdotes hilarantes qui me remettaient d’aplomb. Mais, un jour, catastrophe, tout s’est déglingué. J’étais anéantie. Je m’en souviens encore comme si c’était hier…
— Maman, maman, Natacha ne pleure plus !
En m’entendant hurler, maman se précipite. En larmes sur mon lit, je serre les poings de détresse. Maman sent le drame pointer et essaye de l’étouffer dans l’œuf.
En la voyant, j’ai un peu peur. Elle est toute pâle et se mord la lèvre. J’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose.
— Tu sais, ma chérie, ta poupée a un âge certain. Ne te tracasse pas.
— Mais, c’est horrible ! Qu’est-ce que je vais faire ? C’est toi qui l’as cassée ?
— Bien sûr que non. Pourquoi dis-tu une monstruosité pareille ?
— Parce que tu es toute blanche.
Maman ne me répond pas vraiment.
— Et si, tu te disais simplement qu’elle est fatiguée. Elle ne pleure plus parce qu’elle se sent enfin rassurée. Elle a grandi, comme toi.
— Quoi ? Mais c’est un bébé, et les bébés pleurent !
J’ai l’impression que maman va s’énerver. Je suis sûre qu’elle va me dire qu’il est temps de me séparer de ma poupée. Mais c’est hors de question ! Elle et moi ne faisons qu’une. Maman ne gagnera pas à ce jeu-là. Je suis la plus forte. Et voilà, je le savais. Elle veut que je l’installe au grenier.
— Mais non, je ne veux pas, c’est ma poupée. Elle a toujours été près de moi. Pourquoi je devrais la quitter ?
— Parce que tu n’es plus une petite fille, que tu as d’autres centres d’intérêt. Regarde ta chambre. On ne sait plus y mettre un pied sans trébucher sur un jouet.
J’entasse toutes mes peluches dans un coin, enfin, un grand coin qui déborde un peu partout, mais chacune occupe un emplacement bien précis. J’ai réfléchi à tout et, pour moi, rien n’est déposé au hasard. Mes jeux de société sont empilés dangereusement entre le mur et la commode. Là, c’est plus périlleux. Il n’est pas dit qu’un jour, ma tour ne s’écroulera pas. Mes Barbies sont reléguées dans un panier en osier d’où dépassent quelques têtes. J’ai déjà demandé une malle plus grande pour mieux les ranger, mais mes parents restent sourds à mes appels. Parfois, j’ai vraiment l’impression de vivre sur une autre planète.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, je ne me laisserai pas démonter. Maman n’aura pas le dernier mot, et si elle veut, je négocierai l’indispensabilité — tiens, un nouveau mot, je ne sais même pas s’il existe – de chaque jouet.
— Et alors, c’est MA chambre. Je peux garder ce que je veux.
Je sens, très vite, la panique me gagner. Maman n’a pas le droit.
— Chérie, qu’est-ce que ta dînette de petite fille dînette encore là ? Il y a belle lurette que tu n’invites plus tes amies à jouer avec ces assiettes.
— C’est ma marraine qui me l’a donnée quand j’étais toute petite. Je m’en rappelle bien. Elle était dans un grand carton avec une ficelle rouge. Et toi, tu l’as jeté.
— L’emballage était complètement déchiré. Il ne servait plus à grand-chose.
— Tu ne pouvais pas. C’était à moi. C’est moi qui devais décider s’il fallait le jeter.
— Dis, tu ne crois pas que tu exagères un peu ?
Maman a de plus en plus de mal à se contenir. Je m’en fiche. Je veux garder mes jeux. Maman ne doit pas toujours décider pour moi. Un cadeau, c’est un cadeau. Marraine ne serait pas très contente si elle savait que je ne m’intéressais plus à ma dînette.
Cet échange prend une tournure dangereuse. Je m’énerve et ma rage devient palpable. Maman respire un bon coup.
— Regarde la chambre de ta sœur. Elle est bien grande et elle a toute la place quand elle invite ses amies. Ici, il règne un tel désordre !
Maman ignore toutes mes astuces imparables pour donner un aspect impeccable à ma chambre avant la venue de mes copines. Tout était organisé et planqué sous mon lit, dans ma garde-robe, derrière ma commode. Quand une babiole me trahissait, je prenais un air innocent et étonné.
Cette discussion, entre ma mère et moi, s’est répétée bien souvent. Ce n’était pas l’expression d’un quelconque caprice. Je ressentais réellement une fusion avec tous ces objets. Le bazar s’accumulait de plus en plus dans la pièce. Pour ne rien arranger, j’ai développé une allergie à la poussière. Il fallait un temps fou pour nettoyer tout ce fatras et venir à bout du moindre nounou. Je passais beaucoup de dimanches dans cet espace, préférant m’occuper de mon intérieur qu’à me promener au parc, au grand désespoir de mes parents. J’ai très tôt appris à recoudre un bouton afin qu’aucune robe de poupée ne soit négligée. Par contre, je devais parfois me battre avec maman. Elle rechignait à repriser un ourlet commençant à s’effilocher. J’ai pleuré plus d’une fois sur une figurine en coton mangée par les mites. Les raccommodages défiguraient bien souvent des visages tant aimés, des yeux versaient des larmes et les bouches perdaient leurs beaux sourires. Dans ces cas-là, j’en voulais à la terre entière. J’étais inconsolable. J’avais l’impression de perdre une partie de moi-même, une amie, une confidente. Raison de plus pour ne pas mettre au placard tous ces objets. En les gardant auprès de moi, je pouvais mieux prendre soin d’eux.
Quant à mes amies, elles ont fini par comprendre mon attachement à mes jouets. Ça n’a jamais posé problème, et elles étaient même heureuses de jouer à nouveau à la poupée lors d’une après-midi de délire entre filles.
Ce jour-là, maman n’a pas insisté. Je voyais bien qu’elle était tracassée par ma poupée. D’après elle, Natacha avait déjà connu ce genre de déboire. Elle allait s’en occuper au plus vite. Elle me le promettait.
Commentaires récents